Etude illustrée de Ronald Müller, biographe de Jean Rouppert

« Le romantisme est une grâce, céleste ou infernale, à qui nous devons des stigmates éternels ». Charles Baudelaire, Salon de 1859

Introduction
- Jean Rouppert (1887-1979)
1) Jean Rouppert, auteur et illustrateur
- La littérature fantastique
- Le passage du sorcier, extraits de texte fantastique de Jean Rouppert
- L’âme perdue et dessins de dragons
- Illustrations d’Abisag, de Passants du passé et de Les fleurs du mal
2) Jean Rouppert et le romantisme noir
- Les liens entre fantastique et romantisme noir
- Ruines, bourgs et paysages signifiant un manque
- La mort, Satan, les sorcières, les anges et le religieux
3) Bestiaire romantique et fantastique
- L’anthropomorphisme animal
- Faunes et méduse
- Animaux fantastiques
4) Dramaturgie intérieure et représentation esthétique
- Le beau et la laideur
- Dramaturgie intérieure
Bibliographie

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                     Introduction

La lecture de l’écrit Le Passage du Sorcier (Jean Rouppert, 1931) a impacté la suite de l’étude et de la valorisation du Fonds d’œuvres Jean Rouppert, que j’ai débutée il y a quinze ans. Cette entreprise de mise en valeur d’une œuvre prioritairement picturale s’est faite en construction perpétuelle. Elle a permis, dans un premier temps, l’étude et la publication des dessins et des lettres présentant un témoignage et un regard critique de l’implication de Jean Rouppert sur le front de la Grande Guerre (Müller, 2007). Par ailleurs, l’établissement d’un inventaire du Fonds d’œuvres Jean Rouppert a contribué à l’acquisition d’une connaissance devenue évolutive de l’œuvre. Cette démarche a généré de nombreuses actions telles des expositions, des conférences et des publications. L’approfondissement de cette œuvre est motivé par des intérêts de connaissance ; ainsi je me suis penché sur l’expression du Japonisme chez Jean Rouppert (Müller, 2012). Aujourd’hui, avec Le Passage du Sorcier, s’ouvre le domaine du fantastique, auquel il fallait ajouter celui du romantisme noir, afin de respecter la polyvalence de l’œuvre de Jean Rouppert (ill.1) et par ailleurs l’intrication des spécificités de ces deux domaines plus particulièrement au XIXe et au début du XXe siècle. La méthode de cette démarche thématique, repose comme par le passé, sur la prise en compte des œuvres de Jean Rouppert, mise en lien avec la recherche de nombreuses références de l’histoire de l’art. Rapidement s’est imposé le fait de devoir différencier la littérature fantastique de l’art pictural fantastique. En lisant Histoires étranges et merveilleuses de Poë (1840), ainsi d’autres nouvelles fantastiques de Jean Rouppert et, en prenant en compte la spécificité de la littérature fantastique, le roman  Le Passage du Sorcier  s’avère être du bon fantastique « à la Poë ». De larges extraits sont présentés dans le chapitre 1. Il suit une série de dessins prévus pour l’illustration de différents textes et notamment autour du phénomène du dragon ou Les fleurs du mal de Baudelaire. Le chapitre 2 abordera l’expression artistique de Jean Rouppert en lien avec l’art fantastique couplé au romantisme noir. Les animaux dessinés et sculptés seront de la fête dans le chapitre 3 qui aborde l’anthropomorphisme animal, le faune mythologique et les animaux fantastiques. Pour clore au chapitre 4, est fait un tour de ronde de la comédie et dramaturgie intérieure. Mais commençons avec une brève présentation du profil de Jean Rouppert.

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Ill. 1- Jean Rouppert et son double, photo, 1918 à Nancy.



Jean Rouppert (1887-1979)
Né en 1887 à Custines (ill.2), près de Nancy, Jean Rouppert a vécu en Lorraine jusqu’en 1924, puis dans la région Rhône-Alpes, d’abord à Lyon et, à partir de 1932, dans le Roannais. Entre 1913 et 1924, il est employé comme décorateur, puis dessinateur (ill.3) dans les Établissements Émile Gallé à Nancy. En même temps, marqué par la guerre de 1914 – 1918, qu’il vécut de bout en bout comme soldat, il effectuera de nombreux dessins, qui constituent une critique sans concession de la guerre. A partir de 1925, après une année comme dessinateur chez un soyeux à Lyon, il devient indépendant et ouvre son atelier à Lyon, puis à St-Alban-les-Eaux. Jean Rouppert s’exprime par le dessin essentiellement et la peinture tout au long de sa vie et développe la sculpture sur bois en taille directe davantage à partir de 1934. Les genres et thématiques abordés sont nombreux : caricatures et têtes d’expression, la Grande Guerre, le paysage, l’art animalier et la flore. Puis, les décorations, les illustrations, les personnages et les scènes sociales. Par ses origines, son parcours, sa curiosité et ses affinités esthétiques, ainsi que par le contexte historique et culturel, il s’inscrit d’une façon très personnelle dans le mouvement général des arts au tournant du 20e siècle. En effet, d’origine lorraine, Jean Rouppert est marqué par l’art germanique et lorrain des XVIe et XVIIe siècle (Dürer, Callot) qui donne rigueur et précision à son trait. Puis, l’influence de Gallé et plus largement de l’Art nouveau européen et du Japonisme apparaît dans ses œuvres. Jean Rouppert ne peut être catalogué dans une catégorie artistique unique. De même que sa production picturale, ses pièces sculptées relèvent d'un syncrétisme personnel. Il y a certes à la base une référence au Médiévisme, puis il s’oriente davantage vers les Arts décoratifs. Toutefois, en intégrant des références de l'art populaire, du caricatural, du romantisme, voire même du japonisme, ses dessins, gouaches et sculptures sur bois représentent une approche singulière de la modernité, non abstraite mais stylisée. Jean Rouppert a exposé dans des musées et des galeries et plus particulièrement au Salon de la Société lyonnaise des Beaux-Arts et au Salon des Amis des Arts à Roanne de 1925 à 1958. Plus tard, des expositions rétrospectives lui sont consacrées, notamment au Musée Alice Taverne à Ambierle en 1996, au Musée d'Allard à Montbrison en 2008, au Musée François Pompon à Saulieu en 2009, au Musée A.G. Poulain à Vernon en 2012, au Château de Bouthéon en 2017 et au Château de Beaulieu à Riorges en 2019 (ill.4).

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Ill. 2- Custines, v.1927, lavis brun et rouge, plume, encre noire, 34x25.5 cm. Mairie de Custines.

1) Jean Rouppert auteur et illustrateur
Dans la démarche d’approfondissement de l’œuvre de Jean Rouppert, je me suis arrêté sur un texte nommé Le Passage du Sorcier, texte dans lequel mon attention s’est concentrée sur l’apparition d’un dragon nommé Gouâfre, nom que Jean Rouppert a aussi donné à une eau forte. Afin de clarifier ma première impression, je me suis documenté sur l’histoire et les caractéristiques du fantastique ; ainsi commença un voyage hallucinant.
1.1. La littérature fantastique
D’après Steinmetz (2003) la littérature fantastique au sens large comprend trois espace/temps :

   • le merveilleux, et notamment la pluralité des contes, situé avant le XVIIIe siècle.
   • le fantastique en tant que tel, dont les caractéristiques en sont :
   • étrangeté décalée « une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle... ce qui implique sa liaison avec une esthétique du vraisemblable » (p.11)
   • « seule en effet, la constitution d’un espace réaliste permet l’effraction transgressive » (p.12)
   • le jeu avec la peur « exploite la réserve de terreur et d’angoisse qui veille au fond de chaque homme » (p.9)                                                                                    
   •  référence à la théorie de Todorov « le fantastique est défini par la façon dont il est reçu... par le lecteur et les personnages » (rem. de l’intrigue) (pp.13-14)
   • le récit fantastique comme fantasme, faisant lien avec l’inquiétante familiarité (das Unheimliche de Freud) (p.16).

Le fantastique prend essor dans le Romantisme allemand puis français et dure jusqu’au début du XXe siècle.

   • la science-fiction, présente une modification complète de l’espace et du temps, un merveilleux scientifique, un optimisme rationnel et confronte d’autres univers et notamment des formes de vie extraterrestre. La science-fiction a pris de l’ampleur au XXe siècle.

Citons quelques romans fantastiques :
- E.T.A. Hoffmann, Les élixirs du diable, 2 vol. (1815, 1816)
- Mary Shelley, Frankenstein, (1818)
- Hugo, Victor, Les djinns (1929), La conscience (1859)
- Edgar Allan Poë, Le corbeau, (poème), (1845)
- Théophile Gautier, Arria Marcella, (1852)
- Baudelaire, Charles, Les fleurs du mal (1857) :Une gravure fantastique, Le revenant
- Henry James, Le tour d’écrou ou le secret de Bly, (1898)
- H.P. Lovecraft, Le monstre dans la caverne, (1905), Le modèle de Pickmann, (1926)
- Pierre Mac Orlan, Malice, (1923).

Si l’on considère des remarques de Jean Rouppert dans des écrits ou par ailleurs la présence des ouvrages dans sa bibliothèque, nous pouvons admettre qu’il estimait beaucoup Baudelaire, Gautier, Hugo et en lien avec sa propre écriture de nouvelles fantastiques : Edgar Allan Poë. En présentant ci-après de larges extraits du roman Le Passage du sorcier écrit par Jean Rouppert en 1931, ces extraits regroupés en 5 paragraphes sont choisis en tenant compte de quelques spécificités du style littéraire fantastique :

a) Le début du récit reste fidèle à une description réaliste et notamment la description du lieu où vas se dérouler l’action de ce roman. Ce lieu fait penser à Mouterhouse (ill.5), lieu d’origine de la famille Rouppert, lieu où Jean Rouppert passait des vacances chez son grand-père vers la fin du XIXe siècle. Mouterhouse fait partie du pays de Bitche en Moselle et aussi du terroir du parc naturel régional des Vosges du Nord. Mouterhouse est connu pour les nombreuses forges qu’il a abrité du XVIIe au XXe siècle. Les bâtiments industriels et les maisons d’ouvriers appartenaient à la puissante famille des de Dietrich.

b) Comment Jean Rouppert maintient un suspense dans son récit avec notamment l’apparition de l’élément fantastique.

c) Un développement réflexif (à la Edgar Allan Poe) de la part de l’auteur, d’abord en s’adressant au lecteur, puis prenant l’avis de différents interlocuteurs de l’histoire concernant la possibilité d’un réel du phénomène fantastique. d) L’intrusion de points de vue personnels, chevillés à l’histoire de vie de Jean Rouppert, dans l’analyse des faits sociaux couplés à un environnement qui tangue entre le réalisme et le fantastique. Prenant en compte son vécu pendant la boucherie de la Grande Guerre, il introduit dans l’histoire horrible la réalité du « tirer au sort » des fusillés pour l’exemple.

e) Le combat entre le dragon et la population se termine semblable à la fin d’histoire de Dracula, il n’est pas vaincu et s’en va vers le futur. La date finale de cet écrit est le 5 mai 1931, je me pose la question : où en est l’état de l’auteur à ce moment là ?

En 1930, Jean Rouppert quitte Lyon pour habiter Villeurbanne, Cours Tolstoï. Étant artiste indépendant depuis avril 1925, il travaille pour des imprimeurs, des firmes ou des associations, en leur proposant des dessins de pub. Néanmoins, il fait un travail de pige régulier pour les Établissements Keller-Dorian à Lyon. Il s’agit de cartons de motifs art déco pour papiers peints, papiers d’emballage et boîtes (ill.6). Grâce à son ami Henri Prost (1876-1940), artiste peintre, il participe à de nombreux salons des Beaux-arts de Lyon, à partir de 1925.

1.2 Le passage du sorcier
Texte de Jean Rouppert (Rouppert, 1931)

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Ill. 7- Gouâfre, 1931, estampe, 25x19 cm.

a) « … Heuph confessait n’avoir jamais mis les pieds à Aigremil-le-Haut, il s’en remettait entièrement à moi du soin de le piloter et de trouver un gîte. Ce fut le point de départ d’un colloque où des questions assez molles, dictées davantage par le souci de meubler le temps que par une curiosité profonde, sollicitaient sans ardeur des précisions assez vagues.

Je connaissais Aigremil de longue date. L’une de mes tantes habitait, en ma jeunesse, une antique bâtisse située rue Daudanne. Cette vieille parente, veuve, vivait en compagnie d’une demoiselle rhumatisante, pour le moins son aînée, dont elle invoquait le cousinage hypothétique, et d’une chatte noire, aux oreilles pelées.
Ce vestige d’une génération périmée – c’est de ma tante que je parle – entretenait des relations assez étendues, sinon suivies, avec le voisinage. Parmi celles-ci, j’ai souvenance de certain petit vieillard truffant les ternes débats de doctes développements en arpentant le salon sans répit. Il me faisait songer aux moineaux des squares, à peine effleurait-il un siège de son postérieur, pfruitt ! Il repartait. Ses binocles à monture de nacre, sa tabatière, où il puisait souvent, et son manège incessant m’émerveillait. Nos illusions ont la fugacité d’un ensoleillement de décembre. J’appris par la suite que, le brave homme souffrant d’hémorroïdes, la station assise lui était intolérable.

A un demi siècle de distance mes impressions d’enfance s’avivaient, non sans mélancolie. Je revoyais ce quartier avec ses venelles tordues, ourlées de maisons cagneuses, étrangement liées, dans mon esprit, à une humanité proprette, déjetée, manique, bien pensante et de bon ton désuet.
Toute ma jeunesse, j’avais cultivé, par ma présence au moins une fois l’an, les bonnes intentions que ma tante paraissait nourrir à mon égard. Un jour, j’héritai d’une pendule. Je ne vis là nulle ironie. Ma tante aurait pu moins faire en me gratifiant d’un simple calendrier.

Je rompais la monotonie du parcours avec ces broutilles sur les furtifs passages de mon enfance en ces lieux. A la vérité ma connaissance d’Aigremil se bornait à des résurgences assez imprécises, je n’en pris pas moins mon rôle de cicérone au sérieux en anticipant sur le spectacle à venir. J’exposai à mon compagnon que, malgré son nom, Aigremil-le-Haut n’évoquait aucune altitude vertigineuse. Son vieux quartier, plus communément appelé le Châtel, chevauchait une courte crête flanquée de vieux remparts enlierrés où s’abritaient le berceau des princes encore régnants. Les toits dégringolaient dans une ravine s’ouvrant brusquement, tel un éventail, sur des terrains bas baignés par la Rise sur les rives de laquelle s’étalait la partie la plus neuve de la ville. Au delà s’étendait un vaste fond bourbeux, piqué de trous d’eau, où des infiltrations plaquaient des verdures traîtresses que les gens du pays appelaient des Mortes. Une quantité innombrable de fossés ramifiait ce maquis humide où les roseaux, les saules, les aulnes, les peupliers, festonnés, en dentelés de clématites sylvestres, de bryones et de gros liserons, prenaient des allures de forêt vierge. Un faubourg industrieux grignotait et asséchait un morceau de cette éponge grâce aux scories de ses usines. Son nom était La Californie. On trouve des Californiens un peu partout, et des plus misérables, la chose m’a toujours intrigué.
Par fantaisie princière, à renfort de pilotis bétonnés, un palais moderne poussait un coin lacustre dans la partie la plus boisée. Son parc, semé de ponceaux reliant des îlots fleuris, était une chose dont mon imagination restait frappée quoique je ne l’eusse vu depuis fort longtemps... »

b) « Si, effectivement, mon compagnon cultivait l’incertitude, il semblait en cela être l’exact reflet des gens que nous coudoyions. Maintenant leur allure me paraissait craintive, inquiète. A mesure que nous allions, je me sentais imprégné comme de l’humanité d’une brume pleine de mystère et d’un sentiment voisin de l’angoisse. Nous finîmes par déboucher à la Californie, de là nous partîmes en direction du palais princier de la Rise. Le large boulevard y menant était absolument désert. Le parc grillagé, le longeant sur une grande étendue, était vide de promeneurs. Plus loin un trio d’agents cyclistes nous examina avec un intérêt soupçonneux. L’un d’eux nous lança un avertissement semi-ironique.

- Attention, hein !

A l’entrée principale, le poste habituel regorgeait de gardiens, tous ils avaient la figure d’hommes éveillés après une mauvaise nuit et ruminant encore leurs cauchemars. Toutes ces vétilles, d’un intérêt fort mince dans le moment, ont acquis dans mon souvenir un relief étonnant. Si je appétissantes c’est qu’outre l’impression de malaise qu’elles accroissaient en moi, j’y rattache une emprise assez forte alors pour peser sur ma volonté et m’engager à affronter les ennuis qui m’échurent par la suite.

Les fenêtres du Palais étaient closes, la grille cadenassée. Tout à coup, j’arrêtai Heuph et, stupéfait, je lui montrai une allée. Sur sa chaise roulante, le coxalgique de la rue Vieille ramait péniblement en seule compagnie de son roquet. Cent mètres plus loin, au faîte d’une coursière, un être déjeté, sans âge, chargé de quelques brindilles de bois mort, nous héla avec de grands gestes, criant dans le vent.

- Vous voulez donc vous suicider ?

Frappés, nous nous arrêtâmes d’un commun accord et fîmes demi tour. Quelque chose, d’anormal imbibait la ville. J’eus le désir de savoir. Sans plus m’inquiéter de mon compagnon, je repris le chemin de l’hôtel.

La nuit tombait. Nous retrouvâmes dans la salle commune le petit homme chauve au verbe enflammé. Le nombre de ses auditeurs s’était accru, la conversation ne chômait pas. C’est alors qu’un cri déchirant, imprévu comme un court circuit, vrilla mon tympan. Il semblait venir de la place du Châtel. Je me dressai, plus saisi qu’au contact d’un bain glacé. Je vis les consommateurs s’entre-regarder avec un air de commisération impuissante, des gestes évasifs soulignèrent ce muet a parte. Heuph s’était précipité vers le seuil de la porte, je l’y rejoignis.

Sur la placette, des silhouettes furtives, tendaient le col vers une fenêtre ouverte au rez-de-chaussée d’une maison en face. Sous une lumière vacillante, un homme, affalé sur la table, les mains enfoncées dans ses cheveux ébouriffés, gardait l’immobilité d’un bœuf abattu. Dans la pénombre, derrière lui, des femmes et des enfants enlacés, formaient un faisceau houleux d’où s’élevait une plainte spasmodique faite des cris aigus de femelles égorgées et des hurlements de terreur des gosses. Les nefs chavirés, je tirai vers la cuisine où je faillis choir sur mon hôtesse bouleversée d’émotion.

- Qu’est-ce qu’il y a Madame Vallot ?

- Ah Monsieur ! C’est le fossoyeur qui vient d’être désigné ! Trente neuf ans et quatre enfants, pensez donc !

Éberlué, j’agrippai un peu plus loin l’hôtelier, chargé d’un panier de bouteilles.

- Ce que c’est ? Monsieur, c’est encore cet abominable dragon !

- Un dragon ?

- Hé oui ! Le monstre de la Rise. Nous serons tous dévorés !

Vallot agita ses bouteilles comme si, transformées subitement en un paquet de sonnailles, elles scandaient le glas du Grand Soir. Il sembla vouloir exsuder par tous ses pores un énorme lot de pensées obscures et j’eus peine à maîtriser mon rire devant le trémoussement comique de sa replète personne contrastant avec l’irrésistible expression tragique de son masque rubicond ...

L’ère des résolutions héroïques s’ouvrit. A mesure que suintait le secret, le monstre semblait grossir. Dans la cité, on chuchota des difficultés gouvernementales, du coup elles décuplèrent. Le dragon quittait l’arène marécageuse, s’étendait sur la ville, arrondissait son domaine. On dut museler la presse brusquement inquiète. Pour réduire le jeu des imaginations et la portée du silence officiel, on décréta la censure. Les réunions politiques furent interdites, voire celles où, sous un prétexte anodin, la police flairait que l’on put porter atteinte à l’Ordre. Cet ORDRE plana sur toutes les préoccupations. Une suggestion puissante, aussi dénuée de père que la calomnie, plaça dans la bouche des prêtres le prêche de circonstance. Les vices et tiédeur de foi des hommes, les fards et le maintien éhonté des femmes, appesantissaient la colère de Dieu sur Aigremil et livraient la cité, sauf contrition de ses habitants, au démon invaincu, ce reptile des âges évanouis. Elle prononça l’interdit contre toute allusion qu’auraient pu se permettre une chanson ou la mise en scène d’un spectacle. Elle traqua toute publicité et jusqu’aux camelots et fabricants de jouets nouveaux. Elle démentit les on-dit, les papotages, les médisances. Elle mit dans la bouche des gens bien assis un optimisme écrasant. Des vulgarisateurs démontrèrent la valeur de la Science réduisant à qui a les bourdes quotidiennes. Enfin, sans causes apparentes, on glorifia un régime plein de sollicitude et de prévoyance.

Ainsi mûrit la Masse. Quelques sots, subitement aveuglés par la lumière furent coffrés, de fieffés sceptiques, démanteleurs de confiance les suivirent. Des mesures englobèrent les énergumènes dont la démence les suivirent. Les mesures englobèrent les énergumènes dont la démence parut curable, loin des bruits de la circulation. Préparé, enseigné, douteur et convaincu, froussard et résigné, le peuple sut sans comprendre , comprit sans savoir. « Entre quat’s yeux », l’œil sur l’épaule, les lèvres à l’oreille, les mots réticents parcoururent d’étranges circonvolutions. Il, Lui, l’abstrait, l’indéfini, de quelque chose devint la CHOSE, aussi immensurable que Léviathan qui suivant une sornette juive puisée dans le Talmud, avalait, sans s’en apercevoir, de tout petits poissons de quelques 300 lieues de long. Le merveilleux d’une telle performance, même inconscient, que dis-je, surtout inconscient, ensemença chez les foules un sombre enthousiasme. L’exclamation jaillit, gouailleuse mais fervente : Ah le Gouâfre ! Socialement le dragon venait de naître. On n’avait, jusqu’alors, su déterminer l’inconnaissable. Sur l’heure, de vieilles pièces et d’antiques morceaux, le peuple, réservoir de vie frémissante, créa une forme toute neuve.

c) «  En écrivant ces souvenirs je n’envisage pas un instant qu’ils ne seront jamais livrés à la curiosité des hommes. Dès lors il est bon que le lecteur m’ayant suivi jusqu’ici soit mis en garde contre une pénible déception. Les événements exceptionnels narrés au début de ce recueil, plus communs aux ouvrages d’imagination qu’aux relations historiques, pourraient faire espérer le développement rigoureux d’un roman d’aventure. L’orque monstrueuse, trait d’union entre l’émoi d’Angélique et le courage de Roger, a savonné une voie dangereuse. Je ne saurais trop retenir le lecteur sur une déclivité si tentante. Je suis doublement navré : Pour lui, de rompre une illusion ailée, pour moi, de résister à un entraînement facile. Je lui demande en grâce de me suivre patiemment, non de me dépasser, à seule fin de mériter sans équivoque les reproches qu’il me fera par la suite. Il ne me fut pont donné de régir l’action à laquelle je participai pour une modeste part, je me jugerais sévèrement de vouloir la travestir après coup par souci de vaine gloire.
J’étais violemment intrigué par ce dragon dévorant, tenace, inexplicable. En liant conversation avec les habitués du « Goujon » je me laissais aller à ma curiosité dans la mesure où je me désintéressait d’Heuph. Celui-ci vagabondait par la ville sans rien me confier de ses recherches ni de ses découvertes...

Un après-midi, j’eus une longue conversation avec trois jeunes hommes d’un abord plaisant et de commerce aussi agréable qu’instructif. L’entretien débuta comme une charge d’étudiants et finit en conférence. Le premier de ces jeunes gens, assez grand, avait une abondante chevelure châtain, un masque ascétique. Le deuxième, sensiblement plus jeune, ouaté de gras et déjà bedonnant, portait enchâssées dans une figure poupine, d’énormes lunettes rondes à monture de simili écaille. L’un répondait au nom de Noë Brunoir. Je compris assez mal la nature de ses habituelles occupations. Il se livrait à des études diverses dans le champ littéraire ou les landes voisines. Je conclus qu’il était essayiste. Plus simplement l’autre, Claudius Scholas, s’affirmait poète. Ils se tutoyaient, une ample familiarité paraissait les lier, généreusement le poète l’étendit jusqu’à moi en me désignant le troisième élément de la trinité, un homme large de ceinture aux joues florissantes semées de poils rares.

- Et lui, savez-vous qui c’est ? Thibaud Pellenon, archiviste du Palais Ducal. Il chôme, naturellement, et cherche un placement pour sa vaste érudition. Il a dû trouver. Je le crois devenu tâte-vin, on ne peut plus venir ici sans le rencontrer.

- Claudius, gronda le tête-vin, je vais te tirer les oreilles et de renvoyer à ta môman.

Il se tourna vers moi.

Faites-nous le plaisir d’accepter une consommation, accompagnée d’excellents cigares que le Claudius a chipé et qu’il va nous offrir, le sale gosse ! Ça lui apprendra à se tenir en société.

La glace ainsi brisée, Pellenon s’improvisa président de séance, il frappa de l’index sur la table et nous tint ce discours.

- Messieurs, il fut de mode, un temps, de déboyauter le problème du jour, de confronter les thèses, de mettre en accusation les événements et les hommes, d’en illustrer les tendances contradictoires en assemblée restreinte avec la liberté d’en tirer des conclusions personnelles. Un passionnant procès paraît avoir prémédité notre conjonction. Nous ne sommes pas réunis pour collecter des bocks. De plus hautes préoccupations nous assiègent. Nous avons à juger de l’existence du Gouâfre... Il urge d’affronter nos opinions et d’en tirer un éclaircissement profitable à la postérité. M. Clématit, ici présent, prétend, je le sais de source vive, qu’un dragon, même habillé par la Renommé, n’est pas suffisamment viable pour qu’un être doué de raison s’y attarde sérieusement.

Il pointa alternativement sur le poète et sur l’essayiste un index magistral.

- Scholas qui sait tout, hormis l’avenir, bébé phénomène à peine sorti des limbes où sont rentrées les conceptions antiques, Scholas, chargé des dernières nouvelles du passé, est persuadé que le Gouâfre n’est plus, mais qu’il exista sous d’autres noms, en d’autres temps, en d’autres lieux. Quant à moi, je prétends que le monstre continue, il a toujours existé. Si j’avais les loisirs de dépouiller ma bibliothèque je vous apporterais une éclatante démonstration. Néanmoins, je prouverai sans peine avec quelques éléments puisés dans mes studieuses lectures...

J’ai consacré, jadis une partie de mon temps à la recherche de la Vérité. C’est la curieuse maladie des gens, qui, la foi ne leur suffisant plus, ne réussissent, en fin de compte, qu’à déplacer celle-ci. Rares sont ceux qui se complaisent dans le doute, aussi, pensant acquérir, plantons nous volontiers de nouveaux jalons dans le néant. Las ! Quel qu’il soit, un résultat est toujours la fin de quelque chose. Une fin, même heureuse, s’allie à une sourde désespérance ... Et voilà ce que je pense d’un dragon d’entre les dragons. Au mot illusion, il m’a semblé voir M Brunoir pencher la tête et esquisser un geste approbateur. Ennemi de tout prosélytisme, cette simple supposition d’une chose incertaine me suffit, je m’en accommode avec la même sérénité d’esprit que du Gouâfre.
Pellenon leva la main comme pour prêter serment.

- Voilà qui est dit, et fort bien dit. Personne ne pipe mot ? Donc personne n’est convaincu ! S’il n’est que d’effleurer la vérité pour amener de véhéments protestations sa seule recherche engendrant déjà l’erreur, qu’aggrave le commentaire – c’est du moins ce que prétendait démontrer l’honorable orateur – j’enregistre son fiasco et donne la parole à Claudius Scholas.

Familier avec la mythologie, il lit couramment le grec, le latin, les idiomes asiatiques, nordiques et archaïques lorsqu’ils sont convenablement traduits dans sa langue maternelle. Champion du dragon posthume, ses amours de jeunesse s’arrêtent cinq siècles après Jésus-Christ, ce qui est coquet pour son âge, reposant pour son cœur, peu fatigant pour ses méninges. Personne ne lui chapardera son trésor, la controverse même l’épargnera, sa nourrice lui a tout dit, c’est un irresponsable !

Scholas haussa de dédaigneuses épaules, commanda de la bière et poussa la pile de soucoupes devant le bibliothécaire. Ce faisant un large sourire s’épanouit sur sa figure.

- Mon vieux, ça te revient, ces Messieurs sont témoins.

J’ai noté de mon mieux un exposé remarquable, truffé de références. A l’ouïr il me parut moins entaché de pédantisme et beaucoup plus court que je n’en ai l’impression à me relire.
Voici l’exposé de Scholas.

- Je ne vous apprendrai rien en rééditant de vieilles histoires, mais puisque l’on me force la main, je vous souhaite de trouver le pensum à votre goût.

Ce que nous pouvons imaginer de Typhon, l’ancêtre de tous les dragons passées et futurs, d’après des traditions divergentes, surclasse tout ce que notre monstre local pourrait nous apporter d’imprévu. Il naquit de deux œufs – ce qui est déjà peu ordinaire – confiés par Saturne à la Terre. Par le haut du corps il avait la forme d’un homme et surpassait la taille des montagnes les plus élevées. Sa tête touchait les astres. L’une de ses mains atteignait le levant, l’autre, le couchant, il en sortait cent têtes de serpents. Ce chiffre est fatidique – branchées sur ses cuisses, des vipères nombreuses se convulsaient autour de lui en sifflant d’horrible façon. Un fleuve de cheveux ondulaient sur son dos alors que d’autres parties du corps étaient couvertes de plumes. Il habitait une caverne du Typhonium qu’il remplissait de vapeurs empoisonnées et, en vociférant, il lançait des pierres incandescentes contre le ciel alors que des torrents de flammes jaillissaient de sa bouche. Les Dieux, le voyant escalader l’Olympe, s’enfuirent déguisées en animaux. Insensible aux foudres du père des Dieux, il terrassa celui-ci, lui trancha les muscles et l’emprisonnant, ainsi amputé, dans l’Antre Corycien. Après de palpitantes péripéties il fut enfin vaincu et se cacha dans les eaux du lac Sirbonide, suivant les uns. Écrasé, suivant les autres, il gît sous terre, l’Etna sur la tête, le cap Pélore sur son bras droit, le Pachyne sur son bras gauche et le Lilybée sur ses jambes.

Pareille conclusion ne nuisit en rien à sa postérité. Hésiode nous a laissé une précieuse généalogie  : Typhée, fils du Tartare père des vents funestes, avait cent gueules, des yeux fulgurants, sa voix épandait l’épouvante. Son fils Typhaon eut d’Echidna une descendance nombreuse et variée et engendrèrent Orthros, le chien bicéphale, Cerbère, aux triples têtes, à queue de dragon, au cou hérisse de serpents, à la bouche distillant un poison noir, Scylla, rugissante et dévoratrice, aux douze griffes, aux six cous immenses supportant six têtes différentes aux trois rangées de dents, la Chimère mi bouc mi reptile, vomissant le feu, dévorant les hommes, la Gorgone ailée, à chevelure de serpents, le dragon de Colchide, gardien de la Toison d’or, l’Hydre de Lerne aux neuf têtes...

La fantasmagorie mondiale semble être sortie d’une souche commune. Les conceptions, géographiquement les plus éloignées, offrent un étroit lien de parenté et, dans leurs déformations même, s’identifient comme des calques successifs...

Qu’il soit Python Delphynès dans le Parnasse, Léviathan dans la Bible, Iormouungandour dans l’enfer scandinave, Kainaga aux Indes, qu’il ait nom : Charibés, Prcé, Kétos, Kétous, Rahou, Orm ou Fafner, qu’on l’appelle Kraku à Cracovie, Tarsque en Avignon, Graouilli à Metz, Chair-Salés à Troyes, Kraulla à Reims, Grand’Goule à Poitiers. Gargouille à Rouen, Dragon à Langras ou Arhouix, toujours il évoque la hantise de l’humanité dans son enfance. Connaîtrons-nous cette unanimité des traditions si rien n’était au début ? Il est de tous les âges, de toutes les contrées. On le déiste partout, aux fondements des religions comme à ceux de nos cités. Il peuple les annales et les blasons. Aux antipodes il nourrit un culte, périodiquement il y dévore la lune ou le soleil. Il inspire un art qui, pour lui, dans les laques, les ors, les bronzes, les émaux, les jades, sait redécouvrir de fabuleux paysages. Aux « racontrotes » des veillées franc-comtoises on évoque toujours la Vouivre, moitié femme, moitié serpent, au front orné d’une prodigieuse escarboucle d’un éclat insoutenable. Dans le Poitou, les bonnes gens parlent encore de la mère Lusigne, devenue par contraction Merlusine, puis Mélusine, la femme-serpent que d’aucuns représentent avec des ailes de chauve-souris et dont les huit fils étaient « tous effroyables à voir ».

Les cathédrales hérissées de nos pères, forêts de rocs taillés, sont avec l’art en plus, le prolongement des pierres levées, des menhirs et les cromlechs de leurs prédécesseurs. La légende est formelle, sous leur masse tous ces rochers immobilisent un dragon. Les rocs qui subsistent sont autant de tombeaux...

Au lieu de classer, d’entretenir, d’embellir, de grossir le patrimoine, on émascule l’arbre de vie, lorsqu’il sera débourgeonné de toute illusion, nous serons revenus à une période larvaire proche du néant. Je ne sais si le Gouâfre est un authentique descendant des monstres légendaires. Il me suffit qu’il revigore la légende, car elle est moins une somme de puérilités à l’usage exclusif des enfants et des simples qu’une spiritualité sans laquelle il n’est plus d’humains. Sciemment, ou par obscur instinct de conservation, peu ou prou, nous défendons tous une tradition. L’esprit de cette défroque c’est la légende. Persuadé qu’elle est le plus magnifique florilège de l’humanité je penserais faire montre d’une commune stupidité en rejetant par vanité courante l’un de ses éléments constitutifs les mieux venus. La pierre fait partie de l’édifice, comme l’édifice fait partie de la montagne. Au bas il n’est que la stagnation des eaux visqueuses et molles, en attente d’une vie nouvelle. Je crois donc, je l’avoue sans honte, au Gouâfre, à la fois parce qu’il est une possibilité et une survivance. La portion de connaissance que nous avons pu nous assimiler doit nous inciter à tenir compte de tout l’ignoré. Le thème des Dragons est tellement vénérable qu’un doute me semble aussi noir qu’une ingratitude filiale. Je m’y attache pour tout ce que cette conception comporte de beauté. Le Dragon serait-il un mythe, nous devrions encore en être fiers comme le travail générique et collectif le plus complet, et, de beaucoup, le plus durable, que toutes les peuplades ruinées aient jamais fait, car il couronne la toute puissance du verbe.

Pellenon éructa des sons caverneux en foudroyant Scholas du regard et partit à fond.

- Le dragon est-il davantage une aberration de jeunesse qu’un ancêtre ? Une chose est incontestable. Le splendide entêtement avec lequel, en prolongeant sa survie, nous bâtissons l’éternité.

Il n’est point d’effets sans causes. Ce qui a été une fois est devenu éternel. Ce sont dires de sages.

Jusqu’à ce que soit mort le témoin oculaire, l’éternité serait évidemment assez courte. Nous devons admettre que l’éternité n’est qu’une transmission continuelle de ce qui fut.
Le dragon est bien vieux, ses références sont nombreuses. Les auteurs chinois citent Apoo-lo-lo. Il vivait au temps où les hommes atteignaient l’âge raisonnable de quatre vingt quatre mille ans. Long, un dragon qui se distinguait parmi les cent soixante dix-sept rois de dragons dont descend en droiture celui qui est enfoui dans la baie d’Halong.

Les Babyloniens adoraient un dragon énorme. Daniel l’affronta. Raban Maur assure que les dragons vivent où vivent les griffons. Sur les mêmes lieux, Marco Polo en eût une telle confirmation que le doute n’est plus permis.
Je ne prétends pas renouveler la conférence de l’ami Scholas, il aurait trop de plaisir à m’accuser de plagiat avec une conviction accrue. Tout simplement – puisqu’il s’est arrêté à mi-chemin – je veux compléter le pedigree du Gouâfre et appuyer mon opinion sur d’indéniables références.

Un Japonais / Guetshi Katsourq Kokosoni ; moule élégamment ; d’un ferme pinceau qu’un dragon peut avoir plusieurs lieues de longueur : S’il plonge dans la mer ; celle-ci se retire ; s’il sort de son trou, cela fait un raz de marée. Il a une telle influence sur les vagues que tous les mouvements des eaux sont causés par lui.
En Bretagne même un mortier rencontra une fois le dragon entre la Baie aux Lièvres et l’Île de Croix, il dormait dans la brume, étalé de son long. Le pilote ne le vit point, le bateau le heurta de la quille. La bête ondula lentement son énorme échine se souleva de dix toises sur l’eau, emportant le morutier, la cargaison et les hommes, et tout cela retomba lourdement dans la mer. Le serpent ouvrit une gueule plus grande que la porte de l’enfer engloutit le tout et se rendormit d’un profond sommeil. Le fait est noté à la quarante septième page de la Merveilleuse Histoire d’Alexandre Mercereau. Kipling conte une impressionnante agonie entre le Cap et Southampton. Arthur Conan Doyle prétend avoir aperçu un dragon nageant dans les eaux de la mer Égée.

J’admets le peu de poids de ces derniers témoignages étant donné qu’à tort ou à raison, on se défie de l’imagination des romanciers. De qui et de quoi ne se méfie-t-on pas ? Pourtant il nous faut subvenir à des besoins de crédulité identiques à ceux de nos pères, c’est une condition de nature, mais, infestés de scepticisme, nous n’y cédons point sans lutte.

Haeckel, et à sa suite les paléontologues modernes, admettent scientifiquement le dragon sous le nom duquel ils classent l’ichthyisaure, l’iguanodon et une foule de reptiles d’avant l’ère tertiaire. Seulement ceux là ne sont point très compromettants, selon toutes apparences ils sont trépassés.

Ce qui subsiste, et d’indéniable façon, c’est la répulsion singulière que nous éprouvons devant le reptile. Malgré une incontestable victoire, une domination assurée, la crainte est en nous. Notre instinct ne consent point à se départir d’une méfiance toujours en éveil, toujours aussi vive. Il y a là un avertissement profond, la communication d’un regard tourné vers l’abîme où sommeil l’irréductible ennemi.

Est-il vraiment vain de vouloir revigorer ses illusions à des leurres trop usagés ? La question est-elle d’accepter ou de rejeter des dires plus ou moins fantaisistes ?

Brunoir haussa les épaules.

- Je voudrais que vous me compreniez mieux que ce bibliothécaire sans emploi. Je pose ceci en principe : Si notre monde est une pure création de l’esprit – remembrez-vous les versets bibliques précités – pourquoi l’esprit serait-il impuissant désormais à renouveler son primitif exploit ?
Il n’y a point eu miracle que je sache à Aigremil. Par contre, il y a apport lent, continu. Quelque jour surgira le grand-œuvre, raison de toutes les alchimies.

Il y a différents paliers dans le miracle, celui-ci peut fort bien se passer d’une croyance unanime, il n’y a point dans la création, elle ne s’accommode pas de scepticisme.

Peu importe les contradictions et les explications survenant après divulgation de cet extraordinaire phénomène. Pour l’instant, il y a mystère et, par lui, engendrement d’une base légendaire sur laquelle, quoi que l’on fasse et durant un temps indéterminé, grandira, s’épanouira, pourra péricliter un édifice construit par de bénévoles artisans.

Et voici un exemple de création.

Les Tibétains, experts par excellence en science psychique, affirment que la projection dans le réel des formes conçues dans l’esprit est possible par la concentration de pensée. Une pratique courante, imposée à tous les apprentis Naldjopa, ou élèves sorciers, consiste à créer ou attirer et emprisonner dans le cercle magique, dénommé Kyilkhor, une déité, un démon ou telle autre forme que l’on désire matérialiser et animer pour des fins particulières. Pareille concentration de pensée n’est pas permise au premier venu, la méditation est longue, elle peut durer des mois. L’exercice n’est pas sans danger, car réduire ou envoyer au néant une forme ainsi construite, face à laquelle la moindre défaillance devient périlleuse, nécessite un effort quelquefois aussi grand. Ces fantômes, qui peuvent être des monstres, des hommes, des animaux, des paysages ou des objets quelconques, deviennent tangibles. Ils ont les facultés et qualités appartenant normalement à l’être animé ou à la chose qu’ils représentent. Un cavalier descend de sa monture, demandera son chemin au passant, boira un pichet à l’auberge. Un carnassier dévorera une proie vivante. Des graines germeront. Un arbuste se couvrira de fleurs dont le parfum se répandra au loin.

A mon sens, le Gouâfre d’Aigremil a une origine identique. Il n’a rien de spontané. Sa gestation fur assez longue. Son concept est encore à définir. Le premier Aigremilois qui l’apercevra ne se fera point faute d’établir son signalement précis et, ce faisant, le déchaînera irrémédiablement. Je souhaite qu’à l’instar d’un Saint Romain ce téméraire soit armé d’une étole, de signes de croix et d’eau bénite avec suffisamment de sang froid pour s’en servir opportunément ».
d) On tablait fort l’hiver à venir. Alors le reptile s’envaserait pour plusieurs mois. Durant ce répit, sa cache serait peut-être repérée, la destruction deviendrait certaine. Même si elle n’était réalisée, les réserves du frigorifique grandiose, dont la construction fut projetée, suffiraient au delà du besoin. Malheureusement les prévisions tiennent rarement compte des réactions naturelles. Il y eut absence, quasi complète, de délinquants. On puisa aux asiles de fous et premièrement les incurables furent élus. Ce rayon absorbé, les agglomérations d’impotents et de vieillards, en attente d’un trépas, jusqu’alors lent à venir, connurent une certaine avance sur l’horaire. Ces ressources ne sont pas inépuisables. Mus par un sentimentalisme outré, les gueux se terrèrent dans leur galetas, les plus misérables n’en sortirent que pour mendier. On les piégea ! A son tour, la mendicité disparut. On assista au spectacle émouvant du podagre affamé, à bout de résistance, quittant sa retraite avec la lueur des froides résolutions dernières dans le regard. Maternellement l’Assistance publique accueillait toutes les épaves et les dirigeait sur la Rise. Aigremil atteignait aux limites de la perfection sociale. Ivre de succès, Rufin ou son entourage, ne sut se tenir sur ces sommets spartiates. Le vertige le saisit , aberré il oscilla entre deux mystiques, celle du dragon l’emporta. Afin de stabiliser cet exercice funambulesque, Rufin commit la faute de lier l’avenir d’Aigremil, celui du Gouâfre et le sien propre, au résultat d’une loterie. Ce concept démocratique indigna les royalistes. On tira au sort le numéro des arrondissements et, à tour de rôle d’arrondissement, celui d’un habitant. On proclama qu’il ne s’agissait que d’un recours exceptionnel, d’un sacrifice patriotique peut-être sans lendemain, d’un holocauste-témoin, destiné à fixer le monstre. En fait, il y eut relativement peu de victimes ainsi désignées. On les lâchait à la Rise, hors les murs du palais ducal, en leur souhaitant mille chances. Aucune n’en totalisa un nombre suffisant pour éviter indéfiniment le Calamiteux.

A la Rise, les Pouvoirs entendaient toujours gouverner, mais doucement ils se déchargeaient d’un fardeau, passaient la main, imposaient à d’autres, sans avoir l’air d’autrement y tenir et même en se laissant apparemment violenter, une périlleuse tutelle. On ne saurait, sans désastre, rester entre le marteau et l’enclume. Du côté de l’enclume, sans succès, puis du marteau, sans bénéfice la Rise s’essayait maintenant à la neutralité. En somme, par fonction un Pouvoir doit dominer les débats. Ah, l’idée que l’on se fait des choses !... Le tout est, partant du bon pied – un pied identique à celui de ses voisins – de ne jamais piétiner à contre temps, unique abbération des fous, des prophètes persécutés et autres génies dévoyés. La sébile tendue pour le Gouâfre, fut admise avec le même naturel que la sébile tendue « pour le relèvement moral du petit Chinois ». Le droit à l’existence, mérite fondamental de toute mendicité, dès qu’il est reconnu, joue au profit du monstre et du saint avec une égale valeur, sinon avec un égal bonheur. A la vérité, le don imposé ne fut d’abord qu’une taxe, puis plusieurs. On les introduisit traditionnellement par quelques formules incantatoires, vagues, pressantes, impératives « Pour faire face à la situation », « Devoir qui nous incombe », « Solidarité », « Patriotisme », « Esprit civique », « Sacrifice nécessaire », « Mères », « Nos enfants », « Décrétons », etc... Sur ce terrain, le plus dur est de commencer, le reste s’accomplit par le suprême pouvoir de la seule Vertu. Chaque aggravation nouvelle, laconiquement, en référait et se justifiait par la précédente : En vertu d’une vertu antérieure, boule de neige d’articles, d’arrêtés, de décrets, entérinés, classés, numérotés et mis en réserve comme une garantie de bon aloi, le Gouâfre, helminthe parasite, d’abord étiré à l’échelle d’une cité, se recroquevillait, devenait un panier percé. C’est un genre de rigolade qui finit mal. Pour éviter aux Aigremilois la peine de le démontrer, la Rise prit les devants. Le Gouvernement aux abois, en dépit de toute diplomatie, sauta le pas, risquant le va-tout.

Géraud acheva de lamper son café et ralluma sa cigarette éteinte.
- Quel historique fastidieux pour aboutir à cet alinéa. Le barde ou le trouvère eussent dit, à la trentième ligne du conte, tout simplement «  le Prince décida qu’il serait périodiquement tiré au sort parmi ses sujets afin de savoir ceux qui seraient donnés en pâture au monstre pour que celui-ci lui laissa la paix ».

e) « Soudain, avant même, me sembla-t-il, d’avoir conscience d’un contact, nous fûmes happés, soulevés, entraînées par des centaines de bras. La bête populaire nous tenait. Par douce violence nous coulâmes dans ce ruisseau de chair. Nous fûmes au bas de l’escalier et bientôt émergeâmes dans la rue. Des femmes, ruisselantes de larmes, élevaient leurs rejetons comme des prières. Exorbités, des hommes forts s’égosillaient. Notre apparition déclencha un délire. Je vis Heuph dériver, bouchon porté par un fleuve. UN colossal remous travailla cette foule. Chacun jouait des coudes, s’efforçant de se placer derrière le sauveur. Le courant nous menait à la Rise. Bientôt Heuph fut en tête de la multitude. Il marchait sans hâte et, à mesure qu’il avançait sur le chemin périlleux, la distance insensiblement s’accroissait entre lui et ses suivants. Au moment où nous débouchions sur le boulevard, alors que le palais Ducal se dessinait en perspective, toutes les mains se tendirent vers lui et un long cri d’horreur du château une masse formidable, au dessus d’elle un long cou de reptile flagellait le ciel.

Instinctivement mes yeux se reportèrent sur Heuph. Il avait vu, lui aussi. Que fût-il se passer en son esprit ? Connut-il la vague rouge des rancunes sauvages ? Il se trouvait à la hauteur d’un chantier encombré de charpente, il y prit un outil, une herminette à ce qu’il me sembla. Une minute encore je le vis progresser vers le monstre par enjambées énormes, et tout à coup il fit un bond fantastique.

Là bas, sur les terrasses du palais, une fusée de poussière s’éleva comme sur un éboulis. Lorsque le ciel s’éclaircit le monstre avait disparu. Jamais plus, ni lui, ni Heuph, on ne les revit ».

1.3. L’âme perdue et autres dessins du dragon
Parmi les contes, légendes, romans écrits par Jean Rouppert entre 1907 et 1912, période passée par lui à Toulon, Le Havre, Dakar puis Nancy, figurent, outre Le passage du sorcier écrit lui en 1931, plusieurs légendes fantastiques, dont une histoire cruelle Une nuit d’angoisse (Rouppert, 1919) ou L’âme perdue (Rouppert, 1912) qu’il dédie à Edgar Allan Poë et traite les hantises et le questionnement de la folie. Ce dernier conte écrit le 28 mai 1907 à Toulon est refondu le 18 juillet 1912 à Nancy et en supplément hérite une illustration le 9 mai 1915, produite sur le front au Bois de la Louvière (ill.8) vers le Saillant de Saint-Mihiel (Meuse). Il apparaît déjà un dragon ! (ill.9). Un extrait : « Je buttais, pirouettais, roulais, ma galopade effrénée se changeait en une dégringolade sans arrêt. Je glissais sur la pente du cône et, pareil à un bolide, je vins m’écraser au centre. Au centre qui était moi. Dans le gouffre fait de mes sensations extérieures. Et de moi, du gouffre qui était moi, une clameur incoercible monta accompagnant les rugissements ambiants. La lumière pâlit, nettement je vis projeté mon rictus, faciès surhumain inavouable. Sur la luminosité des cônes devenant plus gris et plus ternes, une masse blanchâtre pointa, s’allongea, s’étira, se dandina avec une horreur lente. Par cercles concentriques le cylindre blanchâtre grandit. Et lorsque tout le cône disparut sous un autre cône fait d’un reptile immense roulé sur lui-même, une tête monstrueuse s’éleva. Une tête visqueuse, à la gueule effroyable, aux dents longues , à la langue flagellante, aux yeux verts tiquetés de rouge, disant la cruauté froide, mais rien de plus que la cruauté froide.
Puis le reptile disparut. Alors, parce qu’il venait de disparaître, devant la lueur de crypte, sous le souffle inlassable quelque chose de plus que de l’épouvante me terrassa.

Devant la nudité des parois, devant l’horreur indépassable de la chose inconnue, d’autant redoutée et qui, je le sentais affreusement, allait survenir, j’eus un sursaut indescriptible, l’entonnoir se déchira et ses parois effilochées se muèrent en autant de tronçons qui tous étaient le reptile de tout à l’heure.
Je me mis à fuir, à fuir par bonds fantastiques, et, derrière moi, l’autre suivait en une envolée furieuse. Ses vertèbres s’entrechoquaient sur un rythme bizarre pareil au tic-tac d’une horloge. Je courrais, je courrais, je courrais ! »

Il est frappant de constater combien Jean Rouppert met en lien l’horreur de la guerre, la peur, et la représentation du dragon. Afin de soutenir ceci je reprends un extrait de lettre de Jean Rouppert écrit à sa femme Madeleine le 9 avril 1915, donc 1 mois avant le dessin avec le dragon :
« Petite mienne j'écris à la hâte ces quelques mots pour compléter mes laconiques cartes de ces derniers jours. Depuis lundi de Pâques, ça chauffe dur ici. Tu as dû voir par les succès d'Ailly et Bois Brûlé que nous repoussons le Boche. Quel vacarme ! Quelle tuerie. La canonnade devient fantastique, inouïe, elle dépasse en ampleur tout ce que j'ai entendu jusqu'ici. La terre en a la fièvre, elle se convulse, se troue, se craquelle de partout. Ça tombe, ça tombe, et quand c'est sur son groupe, ceux qui réchappent en deviennent abrutis. Ils en est qui sont comme fous, ils courent sans savoir où, d'autres paraissent pétrifiés, la tête dans un trou, les mains sur les oreilles ils ne bougent plus. Aux instants de répit, chacun reprend un peu ses sens. Pas pour longtemps, car une attaque à peine finie, une autre recommence, ça dure nuit et jour. Et quel temps, toujours de l'eau, une pluie sans arrêt, les soldats n'ont plus apparence humaine, ce ne sont plus que paquets de boue... » (Müller, 2007).

Après le dessin Âme perdue, Jean Rouppert a continué à mettre en valeur l’iconographie du dragon en lien avec la guerre. En 1918, un autre dessin (ill. 10), a préparé la confection d’un coffret en bois Somme 1918 (ill. 11). Par ailleurs la même année, il a taillé une canne représentant un dragon. Quelques années plus tard, en 1948, il joint au dragon la menace de la bombe atomique (ill. 12). Si en terme symbolique on retient d’une part la puissance méchante et dangereuse du dragon, ce dernier peut être aussi un gardien de trésors, d’où le coffret en bois pour bijoux !

Libéré par la Nation en avril 1919, Jean Rouppert retourne travailler dans les Établissements Gallé à Nancy comme dessinateur. Parmi ses premiers dessins proposés pour décoration de vases figure notamment un dragon qui va faire carrière par la suite. A la première étude (ill.13), suit un calque, puis plusieurs versions de vases, dont l’une se trouve aujourd’hui au Japon au Musée Kitazawa à Suwa (ill.14). D’autres apparaissent parfois dans des ventes aux enchères et notamment en Angleterre ou dans des rubriques Pinterest sur Internet. Ignoré près de cent ans, c’est seulement récemment que Jean Rouppert trouve une reconnaissance plus large en tant que dessinateur de chez Gallé (Müller, 2007, 2017, Ikeda, 2016, Belling, 2017, Provost 2018).
Jusqu’à un âge avancé, Jean Rouppert reste fidèle au dragon, celui dans les airs (ill.15), dans les mers (ill.16), sur terre ferme en combattant ses semblables (ill.17) ou St Georges (ill.18). Il tient compte et du dragon issus des mythes chevaleresques et moyenâgeux et du dragon japonais (Ryû) très serpentin et associé aux étendues d’eau. Il connaît aussi le Siegfried de Wagner qui partit apprendre ce qu’était la peur en affrontant le dragon Fafner pour le terrasser, illustré (ill.19) par le dessinateur anglais A. Rackham (1910) que Jean Rouppert considérait beaucoup. Rackham accorde la même témérité à Lancelot dans Le roi Arthur (1917).

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Ill. 12- Soyez aviateur, 1948, plume, encre noire, crayon, 32x28 cm.

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Ill. 13- Dragon II, 1919, plume, encre noire, crayon, 35x26 cm.

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Ill. 14- Vase Gallé avec dragon. Catalogue, 2016, Kitazawa Museum, Japon.

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Ill. 15- Dragon volant, 1971, crayon, aquarelle, 20x26 cm.

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Ill. 16- Dragon de mer, v. 1929, plume, encre noire s/pap. calque, 18x13 cm.

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Ill. 17- Combat de dragons, 1923, plume, encre noire s/pap. calque, 52x37 cm.

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Ill. 18- Dragon et St Georges, v.1929, plume, encre bleue, s/pap. calque, 21x18 cm.
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Ill. 19- A.Rackham, Siegfried terrasse le dragon Hafner, 1924.

1.4 Illustrations d’Abisag, de Passants du passé, de Les fleurs du mal

 En considérant les textes et les dessins de Jean Rouppert comme indicateur poursuivons la réflexion théorique sur le fantastique et ses caractéristiques. En préambule, je note de nombreux ouvrages sur l’art qui proposent souvent les exemples d’œuvres fantastiques ci-après :

- Le jardin des délices (1503) de Jérôme Bosch
- Le cauchemar (1781) de Hohann Heinrich Füssli
- Le sommeil de la raison produit des monstres (1799) de Francisco de Goya
- Le grand dragon rouge (1805-10) de William Blake
- L’apparition (1875) de Gustave Moreau
- L’île des morts (1880) de Arnold Böcklin
- Le faune endormi (1885), sculpture de Jean-Joseph Carriès
- Le péché (1893) de Franz von Stuck
- La reproduction interdite (1937) de René Magritte
- La tentation de Saint-Antoine (1947) et la sculpture Éléphant spatial (1980) de Salvador Dali.

Ce sont des œuvres avec une place forte dans l’histoire de l’art, souvent classées dans d’autres catégories que le fantastique, donc insuffisamment étudiées en terme de recherche sur le fantastique. Comme le note Bozzetto (2001) souvent il n’y a « aucun critère solide pour justifier le choix des tableaux que l’on retiendrait comme fantastiques ». Lui propose un canevas de critères permettant de discriminer les œuvres en vue de leur accorder les sentiments des fantastiques divers :
- Le manque ( ex. Böcklin, L'Île des morts, C.D.Friedrich, Manana de Pasqua)
- L’expressivité des choses mêmes (ex. O. Redon, La coquille, Soutine, Le bœuf écorché)
- Impression angoissante d’un instant figé, (ex. F. Désierio, Explosion dans une église)
- Figer dans une éternité (ex. P. Delvaux, La voie publique, de Giorgio di Chirico, Métaphysiques)
- Jaillissement de l’impensable (ex.Magritte, La reproduction interdite ou Le domaine d’Arnheim)
- L’aspect hystérique (ex. C.D. Friedrich, L’arbre aux corbeaux, Munch, Le cri)
- Le banal poussé à ses limites (ex. E. Hopper, ses œuvres de l’hyperréalisme)
- Représentation minimaliste (ex.Morandini, Nature morte ) ou l’Hyperbolisation (rem. procédé rhétorique consistant à exagérer pour mieux frapper l'esprit) (ex. Tamara de Lempika, Fleurs d’Arums).

Par ailleurs, dans l’album Art fantastique de Walter Schurian (2006), une bonne référence d’introduction dans ce genre artistique, néanmoins centré sur le XXe siècle, son propos démarre avec « Le fantastique dans l’art se présente sous des aspects si variés et chatoyants qu’il est à priori difficile de le circonscrire ou d’en tracer les limites » et termine son introduction avec « A chaque époque, le fantastique raconte ce qu’il sait des interstices sublimes, des secrets, des abîmes et de gouffres de l’âme humaine. Il ose porter le regard sur les mondes derrière le miroir, il se consacre aux domaines et aux champs qui occupent l’espace entre les ordres, les systèmes, les catégories, à l’écart du connu, du familier, de la moyenne, du mesuré ».

A ce constat et aux critères de Bozzetto, il est nécessaire d’ajouter d’autres approches et notamment prendre en compte des thèmes génériques du fantastique présents dans de nombreuses publications de l’histoire de l’art  :
- la mort avec ses symbolisations (Satan, anges, enfer, danse macabre, masques, religiosité excentrique)
- la tentation de St-Antoine et ses bestioles
- la nature anthropomorphe ou hantée
- les figures insolites ou fantomatiques
- la métamorphose vers des illustrations visionnaires ou abstraites
- les mythes
- l’attitude décalé, les cauchemars, l’insécurité, l’inexplicable, les fantasmes érotiques.

Vu la complexité méthodologique, je ne peux entrer dans une étude poussée dans ce domaine et pose par là un premier jalon. Les trois thématiques présentées ci-après proviennent de la pratique de l’illustration de Jean Rouppert. Dans les dessins pour Abisag apparaît une métamorphose ; les sculptures et gargouilles d’une église deviennent humaines de très petite taille.
Les personnages de Passants du passé, c’est à dire ceux apparaissant dans la bible, sont volontairement dessiné d’une manière décalée, faisant fi à une iconographie plus usuelle.

L’illustration des Fleurs du mal de Baudelaire sont des têtes d’expression, figées dans l’éternité.
Abisag
4 passages dans le livre Abisag de Alexandre Arnoux (1918)
- Melchior le sonneur, p. 7-9 « Ainsi le vieux Melchior, qui sonnait depuis cinquante ans les deuils et les joies, entendait par l’esprit, sous la force du vent, bruire les cris et jusqu’aux pensées des hommes.

Au milieu de la grève courbe et plate, s’élevait un Christ de bois, tournée vers l’occident, butté de quartiers de rocs pour que la tempête ne l’arrachât point. Le vent soulevait des écharpes de sable qui ventoyaient capricieusement, tournaient comme des danses, montaient en colonnes tordues ou râtelaient l’espace jusqu’à la mer. Le sonneur marmonna : « C’est aujourd’hui le grand bal du sable, le branle de la poussière et le sabbat des cailloux. Eh ! Vent maudit, ménétrier bourru, que verrai-je si t m’aveugles et si tu soulèves si haut les vagues ? ...

Il s’était dressé sur les genoux, pour repartir, lorsque soudain, une accalmie apaisa la terre et l’eau ; et le vieux Melchior, étendu tout du long, vit au bout de la grève plate, sur le demi-quart de soleil ardent, trois pointes qui ne bougeaient pas » (Ill.20). Des sarrasins attaquent le village – les sculptures et gargouilles fuient le village accompagnées de Melchior, le sonneur.
- Salomon, p. 147-149 « Soudain, Abisag (en voile transparent) bondit dans le clair de lune, pendant que le factionnaire s’éloignait et ne pouvait la voir ; elle le suivit à quelques pas d’intervalle et, au moment où il virevoltait, elle se planta devant lui, sur la pointe des pieds, et l’index contre les lèvres, pour l’inviter à garder le silence. L’homme s’arrêta net, puis il se baissa pour la saisir ; elle sauta légèrement de côté, et il tomba sur ses genoux. Il ne se releva point, mais tendit les bras dans la direction de la jeune fille qui dansait maintenant avec grâce, ondulant, souriant, s’étirant, tournant faisant mille jolivetés, et se maintenant toujours à bonne distance. Le soldat la regardait, stupéfait et ravi, les veines du cou gonflées à éclater, car il était privé de femmes depuis le début de la campagne. La petitesse de la danseuse n’évaillait pas l’idée de péril et lattait les sensuelles rêveries nées de la solitude et de la nuit. Salomon guettait, l’épée à la main, l’instant favorable, qui n’était pas encore arrivé, puisque l’homme lui montrait le visage et l’eut peut-être vu sortir de l’ombre malgré son ébaubissement. Abisag manœuvra avec habileté. Quand l’homme avançait la main, elle décrivait un arc de cercle autour de lui et il pivotait alors sur les genoux. Abisag lui fit signe de se coucher à plat ventre et elle ouvrit sa robe en souriant avec mystère. Tel était l’empire qu’elle avait déjà acquis sur ce jeune homme qu’il lui obéit aussitôt et s’étala de tout son long en tendant sa main qui tremblait. Alors Salomon prit son élan avec une force qu’on n’eût pas attendue de son âge, sauta sur le os de l’homme, lui planta son épée entre les deux épaules en appuyant de tout son poids ». (Ill.21)
- La fête, p. 177-179 « Je (le roi d’Espagne) veux festoyer ce soir le roi Salomon qui est mon hôte et qui a le palais chatouilleux. Et pendant que les viandes jutent et que les sauces roussissent, que ceux d’entre vous qui ont la gueule bien sonnante demeurent ici et chantent en latin comme si apostolique de Rome entrait...

La femme maigre, au plus haut bout, dévorait sans hâte, avec une régularité monstrueuse un jambon, .. eux hommes, travaillaient pour elle seule, tranchaient les viandes, taillaient le pain, épuisaient la cuve... Melchior (de dos), depuis longtemps rassasié, songeait, les coudes sur la table et regardait son amie Rusticule (en face), moelleusement enfoncée dans une couette... » (Ill.22)
- Les mendiants, p. 216 « Les mendiants qui rôdaient par la campagne, les pouilleux qui se raclaient devant la porte de leur cahute, les vermineux qui fourmillaient paisiblement au bon soleil, les éclopés, les borgnes, les chassieux, les noués, les béquillards, les ardents, les suppurants entendirent aussi la voix de Rusticule. Ils s’écrièrent : « Quel fête se prépare où il y aura des plats à lécher et des os à parfaire. Pardieu ! Ceignons nos besaces et courons ». Il en vint donc des quatre coins de l’horizon qui cheminaient selon leur force. Il y avait des femmes dont la face était dévorée d’ulcères et qui allaitaient en route leurs petits enfants gourmeux, des aveugles qui tâtaient le sol et rongeaient leur frein, aux endroits scabreux, dans la crainte d’être devancées, des manchots qui brandissaient leur moignon luisant d’un air de défi, quand ils dépassaient un pied-bot et même un cul-de-jatte qui cinglait, d’une badine, le poil de la chèvre qui le traînait. » (Ill.23).

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Ill. 23- Abisag IV, 1927, plume, encre noire, lavis brun, 34x24 cm.

Passants du passé
Recueil de 203 personnages de la bible dessinés et 32 feuillets de notes désignant les personnages, reliés en 3 volumes. Dessins au crayon, aquarellés, certains avec rehauts blancs sur papier Canson. Datés de 1964, signés Jean Rouppert, Format : 32 x 25 cm.

- Abisag (Personnage du roman Abisag d’Alexandre Arnoux, présenté ci-dessus) « Elle marque le début de la couverture chauffante. Ce premier essai est bien modeste quoique tenté sur un monarque » (Ill.24). - Salomon « Nous sommes renseigné sur sa grandeur, sur sa sagesse, voire sur sa clavicule mais, malgré l’étendue considérable de son harem, nous ne savons absolument rien sur ses testicules. Cette lacune est regrettable » (Ill.25 ).
- Léviathan « Selon la confidence que Dieu fit à Job, ce monstre hyperbolique est increvable. S’il a disparu, c’est en quelque lieu ignoré des hommes, car Dieu ne peut-être démenti. Ainsi finit une légende que notre modeste serpent de mer n’a su prolonger. Sans grand dommage d’ailleurs puisqu’une légende, même exténuée, confère l’éternité à l’inexistant » (Ill.26).

-Jésus « L’image que j’offre aura peu de suffrages, je le crains. Le portrait est sans ressemblance. Des gens qui ne connaissent pas Jésus plus que moi me l’ont confirmé. J’en étais persuadé avec de l’entreprendre. Un Dieu c’est évidemment autre chose, sans quoi comment serait-il Dieu ?

Le problème est d’accoupler harmonieusement la perfection divine et l’imperfection humaine. Mille artistes l’ont essayé et se sont démentis réciproquement. Un portrait-synthèse ne représente ni Dieu, dont nous ne connaissons rien, ni l’homme de tous les jours auquel nous devons référer par approximation. Il nous offre un leurre, ni chair ni poisson. Si Dieu l’emporte, l’homme n’est plus, et vice versa. Qui peut se vanter d’un dosage parfait ? Et à quelle vérité s’accroche l’hybride obtenu ? Je lui ai préféré un modèle, physiquement décevant peut-être, mais qui trouve dans nos réticences même et à défaut de qualités rares sa commune qualité d’homme »( Ill.27).

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Ill. 27- Jésus, 1964, aquarelle, encre noire, crayon, 32x25 cm.


Les Fleurs du mal
Recueil de 155 têtes d’expression, reliés en 3 volumes, illustrant des poèmes de Ch. Baudelaire, écrits entre 1840 et 1867, pour lesquels Jean Rouppert vouait une grande admiration.
Les quatre exemples ci-après représentent les favoris d’une petite enquête auprès de dix personnes impliquées dans le domaine de l’art, à qui j’ai proposé douze dessins au choix. Le critère « Figé dans l’éternité » de Bozzetto me convient bien pour ce style de dessin d’illustration présentant des têtes de caractère bizarres, dont la femme La Beauté avec un regard extatique, et librement interprétées par Jean Rouppert. Chaque dessin est accompagné d’une légende.
- « Préface. Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants » (ill.28).

- « La Beauté. Je suis belle, ô mortels ! Comme un rêve de pierre » (ill.29).

- « Ta mémoire, pareille aux fables incertains fatigue le lecteur » (ill.30).

- « Danse macabre. Et son crâne, de fleurs artistement coiffé » (ill.31).

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Ill. 31- Danse macabre, 1950, lavis brun, crayon, reh.blanc, 32x25 cm.



2) Jean Rouppert et le romantisme noir

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Ill. 32 Satan à la flûte, 1915, plume, encre noire, lavis rouge, reh. Blanc, 26x18 cm.

2.1 Les liens entre fantastique et romantisme noir
Le volet « dessins d’illustration » dans le chapitre ci-dessus révèle l’hypothétique lien avec le fantastique. En se référant à la méthode d’analyse innovante de Bozzetto apparaît une entreprise difficile pour évaluer les œuvres de Jean Rouppert : en considérant la temporalité et ses périodes historiques, le non-savoir de la volonté de l’artiste et notre réception personnelle de l’œuvre observé. Étant donné une connaissance générale, comme quoi l’esprit artistique de Jean Rouppert est marqué prioritairement par le romantisme et les arts décoratifs, d’autres références sont nécessaires. La visite de l’exposition L’ange du bizarre en 2013, m’a ouvert une perspective d’approche du fantastique en terme de romantisme noir.

« En 2013, le musée d'Orsay a mis à l'honneur le versant noir du romantisme lors de l'exposition L'ange du bizarre, (2013) dont le titre était emprunté à une nouvelle d'Edgar Allan Poë. Celle-ci offrait aux regards des œuvres d'artistes qui, du romantisme au surréalisme, dans un dialogue constant avec la littérature, ont peint, dessiné, gravé, sculpté ou photographié des univers macabres, inquiétants ou irrationnels peuplés de spectres, démons et femmes fatales. Qu'il agisse sur le mode de la cruauté grotesque, du sublime terrifiant ou de "l'inquiétante étrangeté", le romantisme noir est avant tout un mouvement qui aime semer le doute, donne corps à l'impensable, exige la perte de contrôle de la raison et la prise de pouvoir par l'imaginaire. A travers les œuvres de Goya, Friedrich, Füssli, Delacroix, Hugo, Redon, Stuck, Munch, Klee, Ernst, Dalí… on mesure mieux la fécondité de ce mouvement dans l'art occidental » (Fabre, Krämer, 2013).
Cette exposition a mis en exergue ce que représente le romantisme noir, qui longtemps, a été caché par le romantisme noble et idyllique. Je remarque aussi que les publications sur le romantisme noir accordent une place non négligeable au dessin, pratique essentielle de l’œuvre de Jean Rouppert. Par ailleurs on retrouve de nombreux artistes présents dans les publications sur le fantastique et notamment « les classiques » : de Goya, Füssli, Blake, Friedrich, Hugo, Böcklin, Magritte ...

2.2. Ruines, bourgs et paysages signifiant un manque
La ruine, c'est ce qui tombe, mais c'est aussi ce qui reste : lent processus de chute et résultat de cette destruction, la ruine demeure : lambeau d'un autre temps, pierres d'un autre âge, percée d'une autre époque dans le présent nostalgique. La ruine devient symbole d’une civilisation, symbole entretenu et mis en scène à travers des siècles. Elle provoque des sentiments parfois représentés par le moyen du dessin ou de la peinture. Jean Rouppert est imbibé d’images de ruines, de châteaux ou de bourgs abandonnés. Bien des œuvres de grands artistes comme C.D. Friedrich ou Victor Hugo l’ont marqué.
Passant ses vacances presque chaque année de 1919 à 1947 dans les Vosges du Nord et faisant partie d’une société d’archéologie, il renouvelle à chaque fois son intérêt de connaissance concernant les ruines et châteaux. Il en dessine près de 150 dans les années 1920, en 1948 et à un âge avancé à la fin des années 1960. A part quelques exceptions, ces paysages romantiques sont effectivement noirs, la raison en est l’absence de vie humaine qui supplante l’hypothétique nostalgie du passé. Est-ce que le récit médiéval est remplacé par l’angoisse existentielle ?

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Ill. 33- Wasenburg, 1921, plume, encre noire, lavis rouge, reh.blanc, 26.5x17.5 cm.

2.3. La mort, Satan, les sorcières, les anges et le religieux
La Grande Guerre a marqué Jean Rouppert à vie. Il a frôlé à plusieurs reprises d’être occis, comme il disait. Sa création artistique en est impactée, non comme effet collatéral, mais en façonnant toute sa vie. Parmi les mille cinq cents dessins exprimant sa critique de la guerre, la représentation de la mort est primordiale. Avec son analyse finalement décalée par rapport à un récit majoritaire répandu, lié au consentement, il exprime par la satyre tous les avatars et souffrances crées par la guerre (ill.37).

Les écrits et son expression picturale et plastique révèlent d’une manière forte son humanisme. Un humanisme évidemment ouvert aux droits de l’Homme. Toutefois, l’acceptation de la diversité n’empêche un regard critique. Cela concerne aussi les pratiques religieuses. Le dessin Évêque dans la prairie (ill.38) m’intrigue par son décalage - voir un évêque sur une chaise au milieu d’une prairie, accompagné de deux dames.
Le thème des sorcières et de la sorcellerie connaît une iconographie importante dans le cadre du romantisme noir. Si jusqu’au XVIIIe siècle la représentation de la sorcière est fortement liée à la condamnation par la religion et les pouvoirs publics, celle des Lumières et à sa suite, perd son côté laid et diabolique, et gardant souvent son aspect sulfureux sous le vocable proche de la femme fatale. Deux œuvres retiennent l’attention. D’une part la sculpture Clotho-Misère (ill.39) et d’autre part le dessin à la plume Les Jumelles (ill.40). Pour ce dernier Jean Rouppert observe l’art germanique des Dürer, Baldung Grien, Cranach, pour lesquels la sorcière est représentée en duo et en jeune désirable et vieille exécrable.
Jean Rouppert, tout en étant agnostique, a sculpté de nombreux Christs, dont certains se trouvent dans des églises, comme à Saint-Alban-les-Eaux - un gisant faisant penser à celui de Hans Holbein, à Maizilly, Saint-Bonnet-des-Quarts et Villerest dans le 42, des Piéta ou des anges (ill.40).

Satan n’est pas négligé dans la production de Jean Rouppert. Des sculptures représentent Faust et Méphistophélès, Satan apparaît dans des situations rocambolesques ou teintés de sous-entendues (ill.41).

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Ill. 40- Les Jumelles, 1923, plume, encre noire, 47x37 cm.

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Ill. 41- Archange, v. 1950-54, statuette bois, H. 61 cm.

3) Bestiaire romantique et fantastique

3.1. L’anthropomorphisme animal
Ayant connaissance des dessins caricaturés de Grandville (1803-1847) illustrateur nancéien, Jean Rouppert, aussi Nancéien, reprend ce style dont la caractéristique est d’habiller des animaux. Faisant partie de l’anthropomorphisme, outre l’habillage, les animaux héritent aussi de postures humaines. Parmi les centaines de dessins regroupés sous le terme de Bestiaire, j’ai choisi quatre qui me paraissent pertinents. On rencontre aussi un peu l’ambiance romantique (Ill. 43,44,45,46).

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Ill. 45- Couple cygnes tuberculés, 1949, lavis brun et rouge, reh.blanc, 24x18 cm.

3.2. Faunes et méduse
L’image du faune a colonisé l’esprit de Jean Rouppert pendant de nombreuses années. D’après un carnet listant les sculptures terminées dans son atelier à Saint-Alban-les-Eaux (ill.47), figurent une quarantaine de pièces en taille directe et pièces uniques : Faunes, chèvre-pieds avec des formats allant de 30 à 120 cm de hauteur. En vente entre 1935 et 1955 on retrouvaient les faunes de Rouppert dans des galeries (plus particulièrement celles de Honegger à Lyon et Taourel à Alger) ou d’autres magasins. En exemple le Vieux faune (ill.48) qui penche en avant son front cornu et chevelu. Il arbore un regard quelque peu lubrique et surtout malicieux. Ce faune, positionné face au tableau Les Nymphes (ill.49), il crée une ambiance érotico-romantique à souhait. Cette référence à la mythologie romaine préfigure à d’autres mythologies qu’intéressait Jean Rouppert, notamment la grecque avec la Méduse ou gorgone, qu’il déploya dans plusieurs dessins sur la guerre (ill.50).

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Ill. 47- Jean Rouppert sculptant un faune, 1936, photo.

3.3. Animaux fantastiques
Les nombreux dessins zoomorphes du début des années 1950 sous le terme de Bestiaire procurent à l’observateur un acquiescement de bon aloi. Lors d’expositions, ils suscitent un réel intérêt chez les enfants, le côté sympathique sont cause de cet effet. Avec l’avancée en âge de Jean Rouppert et peut-être aussi les tensions sociales environnantes à partir de mai 1968 incitent l’artiste à durcir son regard : les animaux romantiques « grandvillien » se métamorphoses en des animaux fantastiques, rejoignant aussi le romantisme plutôt noir. Des sortes d’insectes tortueux, d’oiseaux avec des regards terrifiés, de singes ou de dragons à l’expression perverse nous hantent (ill. 51, 52). Si avec l’anthropomorphisme on attribue à l’animal des caractéristiques humaines et avec les principes du zoomorphisme on attribue à l’homme des caractéristiques animales, le passage du merveilleux vers le fantastique atteint son summum avec l’anthropo-zoomorphisme (ill.53,54).

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Ill. 51- Insecte F14, 1973, crayon, aquarelle, plume, encre noire, 25.5x20 cm.



4) Dramaturgie intérieure et représentation esthétique

4.1. Le beau et la laideur

   Comme nous avons abordé ci-avant le lien entre le fantastique et le romantisme noir, il est concevable d’en ajouter le concept de la laideur. Les deux ouvrages de Umberto Ecco  sur l’Histoire d’une part de la beauté et d’autre part de la laideur (Ecco, 2007) ne sont pas étranger  à  cet aménagement. En reprenant les 15 titres des chapitres  on se baigne sans gêne dans le fantastique et le romantisme noir. Par ailleurs, en énumérant des adjectifs, on aborde davantage le côté vécu, donc psychologique « Si on examine les synonymes de beau et de laid, on voit que, tandis qu’est tenu pour beau ce qui est mignon, joli plaisant, attirant agréable, avenant délicieux, harmonieux, merveilleux, délicat, joliet, enchanteur, magnifique, stupéfiant, sublime, exceptionnel, fabuleux, féerique, fantastique, magnifique, admirable, estimable, spectaculaire, splendide, superbe, est laid ce qui est repoussant, horrifiant, dégouttant, désagréable, grotesque, abominable, rebutant, odieux, indécent, immonde, sale, obscène, répugnant, épouvantable, abject, horrible, atroce, horripilant, affreux, terrible, terrifiant, effrayant, cauchemardesque, monstrueux, révoltant, répulsif, sordide, nauséabond, fétide, épouvantable, ignoble, disgracieux, pesant, indécent, difforme, déformé, défiguré, sans parler de la façon dont l’horreur peut se manifester aussi dans des domaines traditionnellement assignés au beau, comme le fabuleux, le fantastique, le magique, le sublime » (p.16).  Cette thématique n’est pas étrangère à Jean Rouppert, puisqu’il a écrit et illustré  « De l’insolite à l’absurde -  Essai sur la laideur dans ses rapports avec l’Art » en 1969.

Bien avant, Jean Rouppert en correspondant avec sa future épouse, lui écrit une lettre en août 1913, comportant une réflexion sur le lien entre le laid et la peur.

« … Je relis encore ta lettre et je m’arrête à cette impression indéfinissable, ce malaise instinctif que tu as à regarder comme à lire, du laid et du difforme. La chose est facilement explicable, mais elle précède cette peur « ce malaise que tu as à penser que certaines des idées de mes histoires ou de mes images ont pris naissance en mon cerveau ».

Moi aussi, je suis mal à mon aise à t’entendre répéter cette chose. Je veux savoir pourquoi, et pour ce, j’ouvre ici une parenthèse. La première fois que tu ,e dis cela, c’était à propos de « Comme Abraham ». J’admets que cette histoire réaliste et désenchantée étant loin de donner des idées roses à qui la lit.
La deuxième fois ce fut à propos du stock de contes. Je te dis que les plus effarants avaient été construit à la Colonie à Dakar. Je prétends que la mentalité est une question de climat. Pour la partie la plus récente et la plus attristante je te développais une théorie, pas absolument fausse et nullement gaie.
Aujourd’hui, le problème se pose sous une autre face. Cette peur met une certaine insistance à l’assaillir et à propos de dessins plus qu’à propos de conte, j’ai l’impression navrante qu’enjambant la forme crayonnée ou écrite elle s’attaque par delà l’idée à celui là même qui eut cette idée. Saisis tu bien ma pensée,petite Mady. Je dis que derrière mes idées il y a moi et que par le conduit de l’idée qui te fait peur tu pourrais avoir effroi de moi.
Cette pensée là me fait mal, mon aimée, elle me torture. Je veux savoir, pourquoi tu as peur. Par quel mécanisme, si une partie de moi te plaît, l’autre partie provoque le malaise.
Je te demande d’analyser minutieusement ton malaise, et, si tu veux, je vais t’aider par des suppositions.

1° Est-ce qu’au point du vue psychologique tu t’imagines quelque mystique, ange blanc en lutte avec un diable noir ?

2° Crains-tu que mon visage ne soit qu’un masque et que derrière se cache quelque effrayant personnage, traître, sournois, méchant et naturellement porté au mal ?

3° L’inattendu ou la laideur (ce qui est souvent presque la même chose) de certaines des idées exposées par moi (remarque bien que je ne dis pas mes idées) te donnent-ils à supposer que je sois un détraqué ?

4° OU l’idée te choque-t-elle par sa trivialité, sa bassesse ou simplement de mauvais ton (je veux dire un ton de mauvaise éducation) ?

5° Est-ce un antagonisme impulsif (mais se cela était-il y aurait combativité) ?

6° Est-ce une terreur enfantine grossie par une imagination folle ?

7° Est-ce un dégoût raisonné par amour naturel de la beauté (j’entends la beauté par un ensemble de perfections) ?

8° Peut-être t’attaches tu trop profondément à certaines choses n’en méritant point la caricature, le grotesque et la fantaisie sont toujours du drame dont on doit rire si on n’en veut pas pleurer ?

Je me débat dans le noir et dans l’inconnu car devant le livre ou l’album quels qu’ils soient, je n’ai jamais ressenti cette impression là.

Les contes extraordinaires m’ont fait peur, mais je n’ai pas eu peur de E.A. Poë. Au contraire, je l’ai admiré et je me suis dit Faut-il qu’il ait du talent pour me donner la venette ! Kipling, Conan Doyle, Wells, Richepin, Hervier, cent autres m’ont laissé des impressions fortes. J’ai toujours jugé le livre sans par là juger l’homme. J’ai vu des dessins affolants ou terrible de Gavarni, Hugo, Albrecht Dürer, Rackham, Doré etc. J’ai jugé la facture et jaugé le dessin, jamais l’homme ».
La tension entre le beau et la laideur se vit à l’intérieur, que ce soit pour le créateur ou l’observateur. La dimension subjective est naturellement convoquée. Parce que étrange, décalé, je trouve repoussant et fantastique La belle avariée (ill.55), magnifique mais étrange Marseille – la Bonne Mère (ill.56), attirant et disgracieux en même temps Nu à la draperie rouge (ill.57), enchanteur et cauchemardesque Merlin (ill.58).

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Ill. 58- Merlin, l’homme sauvage, 1923, lavis brun, plume, encre noire, 50x34 cm.

4.2. Dramaturgie intérieure
Le monde moderne et les avancées dans les sciences, les techniques, mais aussi une connaissance accrue du monde intérieur, n’a pas enlevé les sentiments d’inquiétude et de catastrophe. L’art moderne en fait un état persistant, mais pas toujours reconnu faute d’un accompagnement et rayonnement désagréable voire tabou. Des initiateurs comme « les classiques » de Goya, Füssli, Hugo, Redon, von Stuck, Rops ou autre Kubin ont malgré tout écrit une page importante de l’histoire de l’art moderne. Ajoutons une autre figure, forte et captivante - la Tentation de Saint-Antoine, dont le nombre de représentations témoignent de sa pertinence. Jean Rouppert, sensibilisé aux agissements intérieures, en crée un dessin majeur de sa production artistique (ill. 59). Ce dessin est précédé d’une première expérimentation nommé Dyspepsie (ill.60).
Que ce soit au masculin ou au féminin, Jean Rouppert n’a pas froid aux yeux à sonder les angoisses et horreurs qui terrasses les êtres humains, en exemple les Femmes damnées d’aujourd’hui (ill.61) ou la Danse macabre (ill.62), inscrite elle dans notre inconscient collectif depuis des siècles.
Pour clore, donnons la parole à Jean Rouppert (1969, Müller, 2018).

''Ce qu’il convient au monde éduqué d’appeler la laideur ou, avec moins de rigueur, le bizarre et l’extravagant, a eu aussi ses styles. Tour à tour, le style l’a ennoblie puis condamnée, comme il advient à la beauté. Ses séquelles déparent le palmarès de cette dernière. On verrouille la version romane, la version gothique dans l’art de leur temps. Exhumons les anatomies féminines de Dürer et les Baigneuses de Cézanne. Nous constatons que, résigné à honorer la vérité en copiant une attristante réalité ou agrippé aux haillons d’une imagination mensongère et défaillante, l’un et l’autre ont mésusé de la beauté. Au nom de quelle justice, grâce à quelles œillères, leur accordons-nous une place éminente dans le temple dédié à la beauté ?

J’insiste. Confondre la laideur et le tas d’ordure où nous la jetons et qu’elle grossira fatalement, c’est ne point voir, par irréflexion, de différence entre la colonie de champignons comestibles et le fumier qui lui sert de couche. N’importe quel produit exquis jeté au tas est réduit à l’état de déchet. Un jeu de bascule inexplicable établit la différence. Un coup de pouce et l’un perd ou accroît ses qualités, tandis que l’autre accroît ou perd ses défauts.

Objet de rebut, la victime de notre choix permet encore de recréer l’illusion. Ainsi procédé, une jeune école d’art, déjà dépassée. Picasso refait la vache avec un guidon et une selle de bicyclette. César soude des ferrailles. D’autres mettent sous verre des détritus ménagers. La réaction contre l’habituel et le convenu pousse aux excès, accroît une laideur méditée, provocante, acceptée ou difficilement supportée. L’art est justement de tirer parti des possibilités entrevues, de transformer en neuves harmonies des laideurs latentes. Dans des sites et une atmosphère de cataclysme Victor Hugo a dessiné des masures romantiques, ruineuses et magnifiques, assurément inhabitables sauf pour les illusions que nous y pouvons loger. Ainsi rajeunissent et se perpétuent des mythes millénaires''.

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Ill. 59- Tentation de Saint-Antoine, 1931, plume, encre noire, lavis brun, 60x45 cm.

Bibliographie
Arnoux, Alexandre (1918). Abisag ou l’Église transportée par la Foie. Paris : Albin Michel.
Belling, Marie-Hélène (2017) Jean Rouppert – un dessinateur chez Gallé (1913-1924). arts nouveaux, No 33, pp. 24-31.
Bozzetto, Roger (2001). Le fantastique dans tous ses états. Aix-en-Provence : Presses universitaires de Provence.
Eco, Umberto, Dir. (2007). Histoire de la laideur. Paris : Flammarion.
Fabre, Côme, Krämer, Felix (2013). L’ange du bizarre – Le romantisme noir de Goya à Max Ernst. Paris : Musée d’Orsay.
Ikeda, Mayumi, Dir. (2016) Émile Gallé – Nature and Symbol. Catalogue. Tokyo : The Tokyo Shimbun.
Müller, Ronald

  (2007) Jean Rouppert, un dessinateur dans la tourmente de la Grande Guerre. Paris : 	L’Harmattan, 220 pages.
(2012) Jean Rouppert (1887-1979). Dessinateur, peintre et sculpteur, Les animaux de Jean Rouppert – Entre Japonisme et Arts Décoratifs (catalogue d'exposition). Musée A.-G. Poulain,Vernon, 52 pages.
(2017) Jean Rouppert – Les arts décoratifs. Saint-Gilles-Croix-de-Vie : Édition Stéphane Archambault – Série RENCART, 48 pages.
(2018) Jean Rouppert – Caricatures. Saint-Gilles-Croix-de-Vie : Édition Stéphane Archambault – Série RENCART, 48 pages. 

Poë, Edgar Allan (1840). Histoires étranges et merveilleuses. Paris : Mercure de France.
Provost, Samuel (2018) Les Établissements Gallé dans les années vingt : déclin et essaimage. Revue de l'art, No 199, pp. 47-54.
Rouppert, Jean

  (1918) L’âme perdue. Texte 8 pages, non publié.
(1919) Une nuit d’angoisse. Texte 8 pages, non publié.
(1931) Le Passage du Sorcier. Texte 166 pages, non publié.
(1969) Essai sur la laideur dans ses rapports avec l’art. 32 feuillets manuscrits, non publié.

Schurian, Walter ( 2006). art fantastique. Cologne : Taschen.
Steinmetz, Jean-Luc (2003). La littérature fantastique. Paris : PUF.